Tuesday, April 25, 2023

À partir de l'anthropologie théâtrale, un spectacle: «Eurydice Sprinteuse» (par Wilfredo A. Ramos)



Je fuis ce qui me suit, je poursuis ce qui me fuit.
Ovide



Le Festival international de Théâtre Cassandra, dont la motivation est celle de mettre en valeur le travail des femmes au sein de cette manifestation artistique, nous a habitués à des propositions diverses et originales venues d’au-delà de nos frontières géographiques, nous donnant ainsi la possibilité d'accéder à des poétiques et styles différents qui élargissent notre vision du théâtre.

Pour cette nouvelle édition de l'événement, sa septième, ses organisateurs ont crû bon inviter un spectacle qui nous vient de Montréal au Canada. Ce spectacle est mené à bien par un couple d'artistes passionnés par la recherche transdisciplinaire, chacun d’eux prenant ancrage dans son domaine d'expertise respectif: l'un au théâtre, l'autre dans le chant lyrique.


Royds Fuentes-Imbert et Marie-Annick Béliveau forment ce duo venu des contrées froides, avec une œuvre intitulée «Sprinteuse Eurydice». Royds Fuentes-Imbert est l'auteur du texte et de la mise en scène et Marie-Annick Béliveau est la comédienne-chanteuse que le porte ainsi que la compositrice de la bande sonore.

La conception du costume fait par la styliste, dessinatrice de mode et chef costumière, Yann Evima Vouma, constitue l’une de clés d’accès au spectacle. Cette créatrice réussit le tour de force d’une création que l’on pourrait qualifier de «vêtement-personnage», un manteau en fausse peau d’ours polaire parée des têtes canines (Têtes des loups? Têtes des coyotes? Têtes des huskies sibériens?) À la fois protection contre le froid et obstacle à la vitesse souhaité par Eurydice. Le manteau-personnage oblige en quelque sorte l’actrice-chanteuse à une lutte constante contre son propre poids, lui conférant du même coup, une puissante présence scénique. L’autre clé est le chalet miniature que l’actrice-chanteuse porte comme une croix sur son dos. Œuvre du scénographe espagnol David Perez, diplômé de l’école Almodovar, et de la scénographe d’origine polonaise Joanna Pienkowski, maître-scénographe de l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie. Ces deux artistes produisent une œuvre ancrée dans la vision de Tadeusz Kantor où il y aurait «possibilité de transférer, à travers les acteurs, la vie vers les objets morts».

Le travail est annoncé comme un "spectacle-conférence et démonstration de travail", ce qui nous projette déjà vers une attitude de spectateurs-participant augmentant considérablement nos attentes en tant que public.

Dans les notes du programme, toujours très appréciées quand elles sont justes, d'excellentes informations nous sont proposées par la direction du festival pour nous préparer à ce que nous verrons plus tard sur scène. On y apprend notamment qu'il s'agit d'une œuvre de conception «opératique». «L’actrice» est en réalité une figure incontournable de la scène lyrique contemporaine avec une longue carrière tant dans son pays qu'en Europe. Elle est devenue une chercheuse inquiète et tenace sur la relation qu’entretiennent les chanteurs lyriques avec leur corps scénique dans les canons rigides établis il y a des siècles pour la pratique opératique. Nous y apprenons également que cette artiste est en plein travail de recherche sur des nouveaux rapports voix-corps-énergie lui permettant se débarrasser des «protections» arbitraires et des schémas préétablis pour les chanteurs au sein du genre lyrique lors de l'interprétation d’un personnage.


Beaucoup de progrès ont été accomplis sur ce terrain dans le monde opératique, depuis l'époque où les rôles y étaient assumés dans des compositions statiques et des situations peu crédibles ou pas du tout crédibles, avec peu de projection interprétative, laquelle se basait presque uniquement sur les qualités vocales des chanteurs. Heureusement, ces mises en scène frontales sans interrelation entre les interprètes, debout face au public, ont été délaissées; mais il y a encore beaucoup d'aspects qui limitent un vrai travail d'intégration du chanteur lyrique avec les personnages qu'il interprète, freinant encore l'engagement du corps dans le mouvement, avec son expressivité sur scène.

Comme on l'a bien observé tout au long de l'histoire, ce «corps de chanteuse d’opéra» n'a été valorisé que comme un instrument vocal, le dépouillant de son engagement dans l'acte de «représenter». De ce qui précède, découle la faible valeur interprétative qui, même à cette époque, hante cet artiste.


Rares sont les metteurs en scène qui osent s'aventurer dans une démarche à ce point à contrecourant, se heurtant à l'incompréhension et à la résistance de la part de certains chanteurs non préparés ou ignorant que leurs potentiels sur la scène est celui-là même des comédiens, qui devront communiquer, à quoi serviront pour cela leurs dialogues réalisés par le chant.

Avec empressement, pour approfondir la rhétorique qui composent le corps et la voix de la chanteuse lyrique avec son entourage sur scène, cette artiste est arrivée en juillet dernier à prendre la direction de la compagnie Chants Libres, fondée en 1990 par la soprano Pauline Vaillancourt en association avec Joseph St-Gelais et Renald Tremblay, qui vise à travailler à partir de toute discipline artistique, mais ayant la voix comme point commun, explorant toutes les possibilités qu'elle offre à la modernité des nouvelles techniques et approches de l'art vocal.

De son côté, Royds Fuentes-Imbert, metteur en scène et auteur dramatique francophone d'origine cubaine installé à Montréal depuis les années 1997, dont paradoxalement la carrière se développe plutôt en Europe, est diplômé en dramaturgie et mise en scène de l'université en études supérieures en arts (ISA) de son pays, où il a également été professeur d'histoire du théâtre et d'écriture théâtrale. Depuis le début de sa vie professionnelle, il s'est consacré à l'investigation de l'anthropologie théâtrale, un concept créé par Eugenio Barba avec Nicola Savarese et Ferdinando Taviani, à travers lequel il souligne la nécessité que chaque acteur doit d’abord d'établir une forte communion entre son corps et son esprit (bios), ainsi que mieux comprendre les principes techniques utilisés par les acteurs de différentes cultures, en voyant comment toutes ces différences peuvent être utilisées de manière commune.


C'est dans la rencontre entre ces deux artistes-chercheurs que s’articule le spectacle parvenu aujourd'hui sur nos scènes, nous permettant de découvrir un processus de travail artistique inédit, un spectacle qui porte haut la mention «art-laboratoire».

Eurydice, une ancienne sprinteuse olympique et médecin sportive, se voit obligée de se prostituer pour pouvoir survivre dans un pays dévasté par 60 ans de dictature politique où une professionnelle ne peut vivre de son travail. L’opportunité de fuir son pays et d’aspirer à une vie meilleure se présente à elle sous la forme d’un contrat. Une touriste rencontrée sur une plage et avec laquelle elle entretient des relations sentimentales lui propose de louer illégalement son ventre pour faire de l’argent. Après un mariage précipité, Eurydice quitte son pays. Mais, la grossesse tourne au désastre et se solde par une fausse couche qui, par un manque d’intervention médicale, risque de lui couter la vie. Eurydice, tenue secrète et presque en otage dans un chalet situé au Grand Nord, décide de prendre la fuite. Cette fuite devient la traversée dangereuse d’une géographie inconnue et hostile. Traquée en permanence par une meute de huskys sibériens devenus sauvages, Eurydice tente de s’échapper.


À cette histoire inspirée de faits vécus, l’auteur ajoutera d'autres éléments chargés de donner à l'œuvre le parti pris d'une tragédie psychologique où est montrée la désintégration psychique que peut atteindre l'être humain lorsqu'il est exposé à des situations extrêmes. Dans ce cas particulier, l'œuvre tentera de montrer la vulnérabilité de la femme, lorsque dans sa condition d'exilée, elle est soumise aux rigueurs les plus impensables, la conduisant à affronter des situations extrêmes où de persécutée et harcelée, elle devient, pour sa survie, un autre prédateur. C'est ici que le célèbre mythe d'Eurydice de l'antiquité classique rencontre notre histoire, puisque si dans celui-là la nymphe fuit dans une course rapide son poursuivant pour trouver une mort inattendue, dans cet autre, ceux qui tentent de fuir trouveront la mort de leur esprit, voyant leurs valeurs en tant qu'être humain y succomber.

Sur scène, la chanteuse-actrice livre une performance extrêmement élaborée, où son corps devient non pas le porteur de la voix, mais son élément expressif. Alors qu'elle réalise un travail vocal exquis, où ses larges registres englobent à la fois la soprano et la mezzo-soprano, sa gamme dramatique transforme les notes en mots, en phrases qui s'incarnent avec organicité dans les partitions physiques, dans le travail du masque, comme si ce corps engagé devenait le pentagramme en vie.


Pouvoir profiter de la projection scénique de cette interprète totale -c'est difficile pour nous de dire chanteuse lyrique, car son travail va beaucoup plus loin- est un luxe dont nous devons être extrêmement reconnaissants.

Le texte constitue un magnifique poème théâtral où la cruauté se fait poésie. Le langage y est direct exposant une image quasi cinématographique – on se prend à penser en plan-séquence sur un écran en le lisant. Cela donne au texte un envol différent. Son style dépouillé produit une force d'action unique, contrairement à ce que l'on pourrait penser. Cette œuvre pourrait se jouer sur deux plans à la fois: le plan scénique et le plan cinématographique. Cette idée se trouve confirmée quand nous assistons à sa mise en scène. L'actrice évolue sur scène vide et en arrière-plan nous imaginons la projection en temps réel du personnage fuyant dans la neige, des huskies sibériens lancés à sa poursuite, un chalet et quelques évocations qui nous ramènent par moments à Cuba, mais sans trop de conviction, juste en passant, comme pour marquer le territoire d’où se lève sa plainte.

Performance redoutable plus que mise en scène théâtrale d'opéra, est celle orchestrée par le metteur en scène. Le fait qu’elle soit chanté et non parlé ajoute une autre dimension au spectacle, une dimension qui ébranle ses fondements, exerçant sur celui qui le regarde un sentiment particulier d'éloignement, un verfremdungseffekt, absolument nécessaire, face à la tragédie narrée. Le spectateur peut se laisser aller à une analyse froide du drame, faire ses calculs sans verser dans le pathos. Un texte expressionniste, sans doute, mais qui rappelle également la conception que le mouvement «fauviste» développe dans les arts plastiques et une partie de la littérature du début du siècle dernier.

La conception scénique de Fuentes-Imbert, ainsi que le texte chanté, auquel s'est ajoutée la musique, également composée par Béliveau, est conçue comme une machine parfaitement huilée pour permettre un travail nu et brut sur l'espace scénique, avec lequel il entend offrir, à travers un message d'une profondeur universelle, la dénonciation de la terrible situation d'une petite nation que beaucoup ne voient que comme une destination soleil, mais qui survit dans une échappée infinie à ses prédateurs: Cuba. Cette "Eurydice Sprinteuse" est venue dans notre ville, traversant la neige, comme une dénonciation artistique cruelle et précise de ce que l’on ne peut plus ignorer!




Wilfredo A. Ramos
Théâtrologue & Critique de théâtre et de danse.





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